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Textes inédits publiés avec l'aimable autorisation d'André Berne-Joffroy et de Jean-Pierre Baril. Le lecteur retrouvera ce texte dans un recueil publié en mai 2002 aux éditions Le Dilettante sous le titre "Poussières de la route".
 

HENRI CALET

Né à Paris le 3 mars 1904, Henri Calet s'est inspiré de sa vie difficile et bouleversée pour écrire son œuvre. Il passe sa jeunesse en Belgique, souvent dans la rue et solitaire. Son premier livre, La Belle Lurette, publié en 1935, est consacré à cette période de sa vie.

Son chef-d'oeuvre, Le Tout sur le tout, est consacré au Paris populaire, ville qu'il affectionne et parcours en tout sens.

Fait prisonnié en 1940, il s'évade.

Comme journaliste, il collabore à différents journaux, dont Combat, Marie-France, Carrefour et Le Parisien libéré ainsi qu'à la radio et la télévision.

La vingtaine d'ouvrages qu'il publie demeurent relativement inconnus du grand public.

Il est mort à Vence, le 14 juillet 1956.

 
 
Monte-Carlo à la paresseuse
Henri Calet

Durant l'été 1954, après avoir séjourné en Bourgogne, en Suisse et dans le Lubéron, Henri Calet et Christiane Martin du Gard passèrent leurs vacances à La Messuguière, dans la célèbre maison que Mme Viénot possédait à Cabris. « Monte-Carlo à la paresseuse » est le récit d'une brève incursion que fit le couple en principauté, le 27 août 1954. Presque deux ans plus tard, en avril 1956, le mariage de Rainier III et de l'actrice Grace Kelly fournirait un excellent prétexte à sa publication. Pour moi, elle demeura longtemps une énigme... L'article, alors intitulé « À petits pas dans Monaco avant les marches nuptiales », aurait normalement dû paraître dans Le Figaro littéraire du 7 avril 1956. J'en fus longtemps assuré, et d'autant plus qu'on trouve à la Bibliothèque Jacques-Doucet une épreuve de ce dernier, accompagné d'un dessin humoristique de Maurice Henry. Mais je n'avais pas retourné cette coupure de presse, dont le verso est muet. La découverte ultérieure d'une lettre de Jean Sénard, journaliste au Figaro littéraire, mit heureusement un terme à mes supputations. Celui-ci écrit à Calet, début avril : « Cher ami, / Au dernier moment et par crainte, je crois, que n'en soient froissées des susceptibilités monégasques, votre article a disparu du numéro, par ordre directorial. / Je vous en envoie une épreuve ; [...] et [Maurice] Noël vous fait dire qu'il serait ravi que vous ayez l'occasion de le publier ailleurs. [...] » « À petits pas dans Monaco avant les marches nuptiales », devenu « Monte-Carlo à la paresseuse », parut ainsi quelques jours plus tard dans Les Nouvelles littéraires....

Jean-Pierre Baril

 

L'annonce des épousailles de Rainier III, de Monaco, avec Mlle Grace Kelly, de Hollywood, me remet à l'esprit une incursion que j'ai faite dernièrement dans la principauté. Rien ne marque précisément la frontière si ce n'est un bel étendard jaune, à la pointe d'un grand mât (au retour, je devais m'apercevoir que c'est le drapeau publicitaire d'une pompe à essence). Plus loin, un panneau sur quoi il est écrit : 

« BIENVENUE, COURTOISIE, SILENCE. »

Cela ne m'a point paru très clair : on vous souhaite la bienvenue, on vous propose la courtoisie et l'on vous impose le silence. N'y a-t-il pas là une contradiction ?

            Les agents de police sont jeunes, aimables, gantés, guêtrés de blanc et vêtus très élégamment. Des esclaves des deux sexes, un balai d'une main, une petite boîte à ordures de l'autre, maintiennent une propreté exemplaire. On se croirait dans une Suisse méditerranéenne.

            Des écriteaux, de place en place, indiquent le chemin du casino. J'avais bien l'intention de m'y rendre, mais au préalable, j'ai voulu monter à la capitale : Monaco, sur la hauteur d'où l'on surplombe les maisons étagées, le port, quelques bateaux, la mer ; où l'on voit les montagnes... Il faisait beau. Vapeur rouge des toits, vapeur bleutée de l'eau. Et tout autour de soi, des jardins, des fleurs. Ah, c'est une nature de luxe ! Que l'on se figure être dans une carte postale en couleurs ; il n'est pas d'autre comparaison possible. Mon Dieu, que ne sommes-nous tous monégasques !

            À première vue, le palais du prince souverain peu sembler laid, et même horrible, mais cela tient à ce que l'on n'est pas accoutumé encore à l'architectonique montécarlienne. Pour cent francs, j'aurais pû le visiter. Je me suis borné à acheter un portrait de S.A.S. Rainier III, à titre de souvenir. C'est un jeune homme d'aspect séduisant et un peu rêveur. Sans effort apparent, il porte sur le cœur dix croix et médailles. Comme l'on comprend qu'il ait su charmer une étoile.

            Ce qui amusait le plus les touristes dans leur ensemble, c'est le manège du carabinier de garde, tout habillé de blanc et coiffé d'un casque vaguement colonial. Soudain, il se mettait en mouvement, faisait un certain nombre de pas — toujours le même — puis un demi-tour pour regagner l'endroit ombreux qu'il venait de quitter. De toutes parts, on le prenait en photo, à bout portant.

            Et, plus tard, la sentinelle immaculée, ensoleillée, dans un costume et un décor africano-balkaniques, rappellerait à chacun de nous une heure de congé plus ou moins payé, passée, sinon rêvée, en terre étrangère. De mon côté, j'avais le prince.

            D'ailleurs, nous étions pris d'une sorte de nervosité : nous nous entre-photographiions au moyen d'appareils de tous modèles : assis sur le parapet, à cheval sur une couleuvrine, debout sur un tas de boulets de canon, têtes baissées, le doigt sur le déclic, Kodak contre Kodak


De l'extérieur, le casino est déjà fort impressionnant. Par ses dimensions d'abord, mais surtout par ce qu'il faut bien appeler son style. C'est infiniment plus riche que le palais princier. On est, sans conteste, devant le chef-d'œuvre de l'ordre monégasque — et c'est assez troublant. Il est malaisé de saisir tout de suite dans sa totalité cette énorme masse peinte dans les tons crème, avec, de-ci, de-là, quelques touches chocolat.

            C'est le plus prodigieux amalgame qui se puisse voir. Et quelle générosité de conception et de moyens, que de raffinements !... Des mosaïques, des statues ailées en bronze, des dômes, des coupoles, des pilastres, des balcons, des mascarons, des marquises, des clochetons, des candélabres, des balustres, des obélisques, des piliers, des bas-reliefs, des belvédères, des colonnades, des cariatides, des mezzanines, des astragales, des médaillons, des corniches, des chapiteaux... des œils-de-bœuf aussi...

            Que dire de plus ? On peut penser, à tort où à raison, à une gare importante. Mais la superstructure du bâtiment ressemblerait un peu à l'Opéra de Paris, avec on ne sait quoi de turc et de langoureux dans les détails.

            Tournant autour de cela, j'ai découvert gravé dans la pierre : 

            « A. Demerlé, arch. 1906. »

            En mon for intérieur, j'ai rendu un hommage mérité à l'auteur de ce Panthéon modern'style. On voyait grand il y a cinquante ans. C'était une époque au gousset bien garni.


            Nous étions très nombreux. C'est un endroit célèbre dont il a été beaucoup parlé et qu'il faut avoir vu, un haut lieu de l'imagination. On y va en caravane, comme à Lisieux ou comme au Mont Saint-Michel, au château d'If ou à la chapelle de Matisse.

            Pour le plus illettré d'entre nous, ce casino fameux est peuplé de fantômes livresques et cinématographiques. C'est là où se rejoignent finalement maints héros de romans populaires ; c'est là où sont allés se ruiner d'innombrables fils de famille et qui se sont ensuite brûlés romanesquement la cervelle. Nul ne franchit ce seuil sans émotion.

            Pour mon compte, j'y avais perdu quelque argent naguère. Pourtant, j'avais grande envie de monter de nouveau les marches du large perron. Il me semblait me rappeler que l'on ne pénètre pas très facilement dans cet établissement. J'avais dû montrer des papiers d'identité, prouver, en outre, je crois bien, que je n'exerçais pas une profession manuelle et que je n'étais pas domicilié dans la région.

            L'amie qui m'accompagnait ce jour-là a bien voulu aller aux renseignements. Allais-je être admis ? Aujourd'hui, les formalités sont simplifiées. Contre cent cinquante francs, on délivre des cartes de « touristes » à tout le monde, sous la seule réserve d'être majeur. L'amie a donc demandé deux cartes. Le caissier a voulu savoir à qui était destinée la seconde : 

            — Ce n'est pas un mineur ?

            — Il a cinquante ans.

            — C'est encore jeune, a fait gentiment observer l'employé.

            Première manifestation de la courtoisie locale. Nous avons parcouru une galerie dorée, à colonnes en stuc, au sol de marbre noir. De stuc et noires également étaient les odalisques-torchères. C'est beau, ainsi que l'a dit une grosse visiteuse.

            La carte verte nous donnait droit aux seuls « salons ordinaires » et non pas aux salons privés. Il y avait des tables de roulette, de trente et quarante, et de « craps » : cela suffisait à mon plaisir.

            Pour ce qui est de l'élégance ou du faste, j'ai été assez déçu, je l'avoue. La plupart des gens étaient très simplement mis. Pas d'habits ni de smokings, pas de spencers, pas de robes du soir, pas de pierreries étincelant sous les lustres. Plusieurs femmes étaient en « short ».

            À chaque table, des personnes, âgées en général, se tenaient penchées sur des feuilles de papier couvertes de chiffres, avec un air sévère et studieux de comptables à la recherche d'une erreur. Tandis que des croupiers méprisants répétaient des formules :

            — Rouge, pair et passe... Noir, impair et manque... Messieurs, faites vos jeux.

            La petite boule blanche tournait dans la cuvette...

            — Rien ne va plus !

            Ils comptaient en « louis » : nous étions en 1906.

            J'hésitais. Allais-je me lancer ? Il y a vingt ans, je ne me posais pas de telles questions. J'étais posté sous une pancarte où il est dit que le maximum d'enjeu est de six cents mille francs. Plusieurs fois, j'ai été sur le point de jouer le numéro trois (c'est le jour de ma naissance).

            En vérité, cela me paraissait compliqué. Le « craps », en particulier, m'a tout à fait dérouté.

            Il m'est revenu en mémoire une aventure assez récente arrivée à une de mes connaissances qui s'est toujours vivement intéressée à la roulette. Son épouse était concierge à Montmartre et lui était « régleur » dans une entreprise de pompes funèbres, après avoir été douanier, journaliste, graisseur d'ascenseurs... Je pourrais donner de nombreuses précisions sur la profession de régleur, mais ce serait en dehors de mon propos. Un jour, l'ami a résolu d'aller se fixer avec sa femme à Monte-Carlo. J'ai oublié de dire qu'il avait, des années durant, mis au point une martingale qui, appliquée sérieusement, devait rapporter un gain quotidien régulier de trois mille francs, modeste mais certain. Ils ont donc quitté, d'un commun accord, la loge montmartroise et les pompes funèbres.

            Au bout de fort peu de temps, la méthode s'étant révélée trompeuse, le malheureux s'est trouvé dépourvu de son capital. Mais ce que je tenais surtout à raconter ici, c'est que dans la nuit qui a précédé son retour à Paris, un rat d'hôtel (nous sommes à Monte-Carlo) lui a volé tout son petit bagage. Et, au matin, il n'avait même plus un pantalon à se mettre. Le patron de l'hôtel lui en a prêté un. Qui ne connaît l'expression : perdre sa culotte ? Je ne l'avais jamais vue illustrée de façon si frappante.


            Je tenais dans la main un billet de mille francs que je ne me décidais pas à convertir en jetons. Au vrai, je n'avais pas grand désir de jouer, ni même de gagner. Qu'aurais-je fait si le numéro trois était sorti ? En plein ? Trente-cinq fois la mise ? Si j'avais fait sauter la banque ? L'attention générale se serait portée sur moi ; j'aurais été bien ennuyé. Non, cela n'eût pu m'apporter que des complications inutiles. À présent, ma vie est réglée d'une certaine manière et un subit arrivage de millions ne ferait que me gêner considérablement. Il me faudrait tout reconsidérer d'un œil riche. Pourtant, j'ai été joueur étant jeune. On change ou, plus exactement, on s'use.

            C'est ce que je pensais en m'éloignant du salon de la roulette. Mais, peu après, j'ai été attiré par un violent bruit de mécanique venant d'une petite salle, à droite. Il y avait là une dizaine d'appareils semblables à des caisses enregistreuses et, devant chacun d'eux, un monsieur ou une dame les manipulant avec force. Je me suis approché ; j'ai attendu qu'un des pontes ait perdu son viatique. Et alors, je m'y suis mis à mon tour. C'est facile : on introduit vingt francs dans une fente et l'on appuie sur la manette. À cet instant, il se fait un vacarme excitant ; après quoi, apparaissent, derrière un petit carreau, des images coloriées représentant le plus souvent des fruits, si je me souviens bien, des oranges, ou des prunes. Des cloches également. Parfois, une sonnerie retentit et il vous tombe trois pièces de vingt francs dans une sébile. C'est du moins ce qui m'est advenu à deux ou trois reprises. Le but à atteindre est, bien sûr, de vider complètement la tirelire. Je suppose qu'alors il en coule des pièces de vingt francs par centaines. Des louis en cupro-nickel, qui ont tout de même la couleur de l'or. Des « monacos », ainsi que l'on disait vers 1906. Très rapidement, tous mes vieux instincts étaient revenus. Il faisait extrêmement chaud dans cette salle et le maniement des leviers était très fatigant pour moi. J'ai été assez vite démuni de pièces de vingt francs. À la caisse, on m'en a fourni d'autres, mais quand je suis revenu, ma place était prise par une Scandinave énergique. N'importe, j'avais retrouvé un quart d'heure de jeunesse véritable au casino de Monte-Carlo.

            En sortant, nous avons vu un portier refouler deux jeunes anglais roses :

            — Vous êtes trop jeunes, leur répétait-il.

            Voyant qu'ils ne comprenaient pas, mon amie leur a dit : 

            — Too young ! 


            Puis, nous sommes descendus sur la terrasse, parmi les palmiers, les pelouses, les aloès, les lauriers roses... J'ai reconnu les bustes de Massenet et de Berlioz. Du banc où nous étions assis, nous avions une large et merveilleuse perspective sur la mer, la côte, le ciel.

            À quoi, à qui sert cette vue que personne ne regarde, me demandais-je, en songeant aux hommes et aux femmes qui étaient enfermés tout près de là, les regards fixés sur une bille aveugle, sur des chiffres, sur de l'argent en jetons et en plaques ?

            Combien de joueurs malchanceux n'étaient-ils pas venus sur ce même banc, avec des pensées tristes ? Il n'est pas interdit de supposer que mon infortuné « régleur » a médité là, quelque peu, lui aussi.

            La station de chemin de fer est en contrebas. Sur un fil, séchait un soutien-gorge rouge qui devait appartenir à la femme du chef de gare.


« Monte-Carlo à la paresseuse », Les Nouvelles littéraires, n° 1493, 12 avril 1956, pp. 1 et 4

 
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